samedi 22 mars 2014

La naissance de l'action catholique

Alors que sous le pontificat du pape Pie X (1903-1914) les laïcs sont encore considérés comme de simples auxiliaires du clergé, le pape Pie XI, dès le début de son élection, a conscience du rôle spécifique que peut jouer le laïcat au sein de l’Église.
Il découvre avec beaucoup d’intérêt l’action que mène un prêtre belge, Joseph Cardijn (1882-1967) (voir fiche biographique) auprès de la population ouvrière de sa paroisse, proche de Bruxelles.
L’abbé Cardijn constatant que le milieu ouvrier échappe de plus en plus à l’Église, lance vers l’année 1913, un projet inédit :
« rechristianiser le prolétariat par le prolétariat et, pour cela, former de jeunes ouvriers capables d’être le levain qui puisse pénétrer toute la pâte ouvrière. »
C’est dans cet esprit, qu’après avoir rencontré Pie XI séduit par ce projet, il fonde officiellement, en Belgique, le 18 avril 1925, "la jeunesse ouvrière chrétienne" (J.O.C) : un mouvement unique dans l’Église, puisqu’il est constitué exclusivement d’ouvriers « appelés, dit l’abbé Cardijn, à ramener au Christ les membres de leur propre milieu. »
Le texte ci-dessous, qu’il a écrit bien après le lancement de son mouvement, traduit bien l’enthousiasme qui l’animait :
« Je pus me rendre à Rome au début de 1925 et j’eus la grâce providentielle d’être reçu en audience privée par Pie XI qui approuva la J.O.C. dans son but, sa méthode et son organisation.
Cette première rencontre avec le saint Père amorça le long dialogue par lequel Pie XI et ses successeurs assurèrent la croissance et l’avenir du jocisme dans le monde.
Le pontificat de Pie XI était dominé par une très grande pensée : l’enracinement de l’Église dans le réel…
En 1929 et 1931, Pie XI recevait officiellement 1500 jeunes travailleurs et autant de jeunes travailleuses délégués de la J.OC. de Belgique, et leur explicitait leur mission : "Vous êtes les missionnaires de l’Église dans le monde du travail"1 ».
C’est manifestement en pensant à l’initiative de Cardijn que Pie XI, dans une lettre à l’archevêque de Séville, en 1929, emploie pour la première fois l’expression : "Apostolat des fidèles" :
« Dès le commencement de notre pontificat, nous avons proclamé que nous ne voulions qu’une chose : voir les fidèles participer, d’une certaine manière, à l’Apostolat hiérarchique de l’Église2 ; et ce désir, nous l’avons confirmé dans les documents ultérieurs, en déclarant, entre autres choses, que tous ceux qui travaillent au développement de l’Action catholique, sont appelés par une grâce toute particulière de Dieu, à un ministère peu différent du ministère sacerdotal, car l’Action catholique n’est autre chose, somme toute, que l’Apostolat des fidèles qui, sous la conduite des évêques, se mettent au service de l’Église et complètent en quelque sorte son ministère pastoral. »
Plus tard, dans son encyclique sociale "Quadragesimo anno" qu’il publie en 1931, Pie XI fait part de son désir d’une Action catholique, pas seulement dans le monde ouvrier, mais dans toutes les classes de la société, milieu par milieu :
« Les circonstances3, vénérables Frères, nous tracent clairement la voie dans laquelle nous devons nous engager. Comme à d’autres époques de l’histoire de l’Église, nous affrontons un monde tombé en grande partie dans le paganisme.
Pour ramener au Christ ces diverses classes d’hommes qui l’ont renié, il faut avant tout recruter et former dans leur sein des auxiliaires de l’Église, qui comprennent leur mentalité, leurs aspirations, qui sachent parler à leur cœur dans un esprit de fraternelle charité.
Les premiers apôtres, les apôtres immédiats des ouvriers seront des ouvriers ; les apôtres du monde industriel et commerçant seront des industriels et des commerçants. »
Partie de Belgique, la J.O.C. prend très vite racine en France sous l’impulsion de l’abbé Georges Guérin (1891-1972), jeune vicaire à Clichy, avec le concours de quatre jeunes ouvriers.
Dès le début de l’année 1927, naissent en France la première section jociste et son premier journal : "La jeunesse ouvrière4".
Trois ans après la parution de ce journal, on peut mesurer, à travers l’un de ses numéros, son impact dans le monde ouvrier :
« Le milieu du travail déchristianise, pervertit, piétine, écrase le jeune ouvrier, et lui fait trop souvent une âme qui ne réagit plus et ne vibre plus. Et tant que ces conditions de travail seront là, nous n’aurons pas atteint notre but ; tant que cette situation ne sera pas modifiée, nous n’aurons pas rempli notre tâche…
Ce n’est pas un simple problème d’action individuelle, c’est le problème profond d’un bouleversement complet des conditions de vie de cette masse immense et puissante qu’est le prolétariat ouvrier.
L’avenir jociste, c’est son développement normal par l’action profonde de notre J.O.C. pour relever la classe ouvrière, pour faire que la vie ouvrière, la culture ouvrière, l’art ouvrier, soient quelque chose qui s’impose et rayonne comme une vérité librement reconnue…
L’avenir de la J.O.C., c’est toute la classe ouvrière vivant dans un milieu sanctifiant les âmes et défendant les corps, protégeant les individus et les familles…
L’avenir de la J.O.C., c’est la classe ouvrière du Christ.
Il y a trois ans, ils étaient quatre jocistes. Dans trois ans, ils seront 40 000 jocistes.
Dans l’avenir, ils seront toute la classe ouvrière5. »
Regroupant uniquement des jeunes travailleurs chrétiens, la J.O.C qui a pris pour devise : "Entre eux, pour eux et par eux", se définit comme un mouvement apostolique au sein de l’Église.
C’est au nom de l’Église qu’elle vise à rechristianiser la société qui, dit-elle, s’est paganisée. Elle s’y emploie, non pas en cherchant à restaurer l’ordre ancien, mais en acceptant le monde moderne qu’elle veut imprégner d’esprit évangélique.
Elle adopte pour pédagogie - c’est une de ses grandes originalités - une méthode qui consiste d’abord à partir de la réalité vécue, ensuite à y réfléchir, pour apporter enfin, à la lumière de l’évangile, des améliorations concrètes dans le quotidien de la vie ouvrière. D’où la formule devenue célèbre :
« Voir, juger, agir6. »
C’est dans cette perspective que les responsables de la J.O.C. forment les jeunes aux "enquêtes" : enquêtes sur les conditions de travail, le chômage, le logement, la santé, les loisirs, la formation professionnelle, etc. :
« Avec le "Bulletin des dirigeants" et "le Manuel"7 m’a été révélé le secret extraordinaire de la méthode d’enquête jociste. Dès lors, j’ai découvert les jeunes travailleurs tout autrement, dans la réalité même de leur vie quotidienne, avec leurs besoins et leurs aspirations souvent inconscientes…
Grâce aux principes émis par l’abbé Cardijn, je pouvais plus facilement leur donner une réponse chrétienne, qui est une réponse à un appel intérieur…
Non seulement "l’Enquête" révélait les besoins matériels, moraux, spirituels des jeunes travailleurs qui la faisaient, mais aussi ceux de la masse.
C’était donc les jeunes travailleurs eux-mêmes qui prenaient en main leur propre salut, dans l’Église, et aussi le salut de leurs camarades ouvriers8. »
La J.O.C. voit dans l’apprentissage aux enquêtes, le moyen idéal de rendre les jeunes attentifs au réel, et de leur faire constater que si le monde ouvrier est déchristianisé, c’est souvent parce que les travailleurs, soumis à des conditions de vie avilissantes, ont perdu leur dignité d’hommes et de fils de Dieu.
Les enquêtes ont aussi pour mérite de faire prendre conscience aux jeunes, des actions qu’il faut mener pour changer les conditions de la vie ouvrière.

Parallèlement, les jocistes reçoivent de leurs aumôniers et de leurs responsables :
  • une formation spirituelle : méditation de l’Ecriture Sainte9, vie de prière et sacramentelle.
  • une formation intellectuelle : étude de la doctrine sociale de l’Église, à travers la lecture des encycliques et autres textes pontificaux.
  • et une formation plus pratique : initiation à la vie sous tous ses aspects (sociaux, politiques et économiques), préparation au mariage, etc.
Ce témoignage d’un jociste des années 1930-1936 en dit long sur ce qu’il doit à la J.O.C. en matière spirituelle et humaine :
«  La J.O.C. m’a appris à croire en l’homme. Elle m’a appris à aimer. Elle m’a introduit dans l’évangile. Je n’ai pas découvert l’Ancien et le Nouveau Testament comme une belle histoire… qu’on raconte aux enfants au catéchisme.
L’expérience du Peuple de Dieu, le témoignage du Christ ne se sont jamais situés à l’extérieur de ma vie comme quelque chose de lointain et de passé. A la J.O.C. nous ne faisons référence à la Bible que pour illustrer, éclairer la réalité de la vie, et lui donner ce qu’il lui fallait d’essentiel : l’amour…
La J.O.C. m’a donné aussi la foi en l’homme et en l’humanité. Elle m’a appris à aimer dans tous les domaines, mes frères et sœurs travailleurs et travailleuses, mais aussi à aimer dans le rapport hommes femmes.
Je n’aurais jamais compris la densité du message d’Amour du Christ, s’il ne m’avait pas été accordé d’aimer d’une façon charnelle.
La J.O.C m’a fait rencontrer le Christ et m’a mis en question permanente devant Lui.
Voila l’essentiel de ce que m’a apporté la J.O.C. pendant les six années que j’ai vécues par elle et pour elle. Mais elle est bien plus que cela. Elle est une merveilleuse école pour celui qui la pratique d’une façon assidue. Je n’en connais aucune autre qui lui arrive aux chevilles. Ni l’école primaire, ni l’Université. »
L’intuition de la J.O.C. d’un apostolat spécifique, c’est-à-dire d’un apostolat "du semblable par le semblable" – d’où l’expression : "Action catholique spécialisée" – va essaimer dans les autres milieux sociaux désireux, eux aussi, de se doter de leur propre mouvement. C’est ainsi que naissent successivement en France:
en 1929 : "la jeunesse agricole chrétienne". (J.A.C.)10.
en 1930 : "la jeunesse étudiante chrétienne". (J.E.C.).
en 1931 : "la jeunesse maritime chrétienne". (J.M.C.).
en 1935 : "la jeunesse indépendante chrétienne" (J.I.C.)11.
L’Action catholique spécialisée s’introduit ultérieurement chez les adultes et chez les enfants :

en 1945 : "l’Action catholique générale des femmes". (A.C.G.F.).
puis "l’Action catholique générale des hommes". (A.C.G.H.).
en 1950 : "l’Action catholique ouvrière". (A.C.O.)12 et "l’Action catholique des milieux indépendants". (A.C.I.).
en 1956 : "l’Action catholique des enfants". (A.C.E.)13.
en 1966 : "Chrétiens dans le monde rural". (C.M.R.) et "Mouvement des cadres chrétiens". (M.C.C.)14.

Le pape Pie XI qui aime à se faire appeler "le pape de l’Action catholique", ne cesse de redire dans ses différents documents que "l’Action catholique spécialisée" menée par les laïcs, est la seule solution pour rechristianiser le monde moderne.
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1 Joseph Cardijn. "Laïc en première ligne".1963
2 allusion à son encyclique "Ubi arcano", en 1922, dans laquelle il définit l’Action catholique comme la « participation des laïcs à l’Apostolat hiérarchique pour l’extension du Royaume de Dieu. »
3 Pie XI pense à la sécularisation de la société mais aussi au nombre de prêtres qui, dans certains pays, se font plus rares.
4 Titre emprunté au périodique belge de la J.O.C.
5 Le journal "La jeunesse ouvrière".1929. En 1938, le journal tire à 138 000 exemplaires.
6 Au lieu d’utiliser la méthode classique qui consiste à déduire de principes généraux ce qui doit être entrepris (méthode déductive), l’Action catholique commence par analyser les faits pour les comprendre et seulement après, à la lumière de l’évangile, décide de l’action à entreprendre (méthode inductive). C’est ce que l’Action catholique appelle "la révision de vie"
Le pape Jean XXIII reprendra la formule "voir juger, agir" dans son encyclique "Mater et magistra" (1961) et la préconisera comme méthode pour mettre en pratique la doctrine sociale de l’Église.
7 Le "Bulletin des dirigeants" et le "Manuel" sont également des périodiques de la J.O.C. belge.
8 Georges Guérin.
9 pour apprendre aux jocistes à "voir, juger et agir", à la lumière de la Parole de Dieu.
10 En 1965, la J.A.C. et la J.AC.F. fusionnent pour former "le Mouvement rural de la jeunesse chrétienne". (M.R.J.C.)
11 Des branches féminines se constituent simultanément : J.O.C.F., J.A.C.F., J.EC.F., J.I.C.F.
12 qui remplace le "Mouvement populaire des familles" (M.P.F.) quand l’épiscopat lui retire son soutien en raison de son engagement politique.
13 qui remplace les mouvements "Cœurs vaillants" et "Âmes vaillantes" fondés en 1936 dans le but de rénover les patronages d’enfants.
14 Tous ces mouvements "d’Action catholique spécialisée" fourniront des milliers de militants dans les domaines associatifs, syndicaux et politiques.

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