samedi 22 mars 2014

Yves Congar (1904-1995)

Un des grands théologiens du Concile

Yves Congar naît à Sedan dans les Ardennes. C’est là où se déroule sa jeunesse qui sera fortement marquée par la première guerre mondiale.
Très jeune, il entre au petit séminaire de Reims, puis à 17 ans au séminaire des Carmes1, à Paris.
Après trois années de philosophie2 et un an de service militaire, il opte pour la vie dominicaine. Durant son scolasticat3 au Saulchoir4 où il effectue ses études de théologie, il a pour maître le Père Chenu5.
En 1928, il concentre son travail sur l’ecclésiologie et choisit comme thèse : "l’Unité de l’Église". C’est dans cet esprit qu’il lancera en 1937 la collection "Unam Sanctam" et publiera son premier livre intitulé "Chrétiens désunis. Principe d’un œcuménisme".
Dans cet ouvrage il innove, en ce sens qu’il ne conçoit pas la réunion des Églises comme un retour au bercail des chrétiens non catholiques, mais comme
« la possibilité d’un développement qualitatif de catholicité6 ; les autres Églises ayant su, parfois mieux que l’Église catholique préserver ou développer certaines valeurs7 »
En 1932, deux ans après son ordination sacerdotale, il remplace le Père Chenu et enseigne l’ecclésiologie au Saulchoir. Simultanément, il s’intéresse aux causes de l’incroyance moderne et écrit à ce sujet :
« Nous avons une responsabilité dans l’incroyance. Il m’apparaissait que celle-ci venait de ce que l’Église montrait aux hommes un visage qui trahissait, plus qu’elle ne l’exprimait, sa nature vraie, conforme à l’évangile et à sa propre tradition profonde.
La vraie réponse, la conclusion positive, consistait à renouveler notre présentation et pour cela, d’abord, notre propre vision de l’Eglise en allant au-delà des présentations et de la vision juridique d’alors et depuis longtemps prédominantes. »
La deuxième guerre mondiale et cinq années de captivité (de 1939 à 1945) viennent interrompre son travail sur l’Église8.
A la Libération, il reprend ses cours au Saulchoir réinstallé en France. Après un travail intense, il publie deux ouvrages :
  • en 1950 "Vraie et fausse réformes dans l’Église" qui fournit des bases ecclésiologiques pour une rénovation de l’Église,
  • puis, en 1953, "Jalons pour une théologie du laïcat" dans le but de valoriser la mission des laïcs dans l’Église.
Durant cette période il soutient l’expérience des prêtres-ouvriers engagés dans le monde du travail en vue de le rechristianiser. Au moment de leur condamnation par le pape Pie XII, il prononcera ces mots : « on peut condamner une solution si elle est fausse, mais on ne condamne pas un problème. »
A partir de ce moment là, les dénonciations romaines concernant ses ouvrages et certains de ses propos prennent une telle ampleur qu’Yves Congar est obligé, en 19549, de mettre fin à son enseignement et à ses publications.
A sa demande, il est envoyé quelque temps à Jérusalem puis, après convocation par le Saint Office, il est assigné dans un couvent de Cambridge en Angleterre, où les restrictions qu’on lui impose lui font comparer sa situation à celle de sa captivité en Allemagne.
En 1956, il est envoyé au couvent des dominicains à Strasbourg où l’évêque, Mgr Weber, lui apporte son soutien10. Ce n’est qu’en fin d’année 1960 que prend réellement fin son exil, et qu’il peut reprendre, non pas l’enseignement, mais son travail de recherches et d’édition :
« Pour ce qui est de moi, écrira-t-il, je n’ai connu… à partir du début 1947 jusqu’à la fin de 1956, qu’une suite ininterrompue de dénonciations, d’avertissements, de mesures restrictives ou discriminatoires, d’interventions méfiantes. »
Avec l’élection du pape Jean XXIII, arrive enfin l’heure de la réhabilitation : en juillet 1960, peu après la convocation du Concile Vatican II, le Père Congar est, en effet - ainsi que le Père de Lubac - nommé consulteur de la Commission théologique préparatoire du Concile.
Il note ce jour là :
« L’annonce du Concile a suscité un immense intérêt et beaucoup d’espoir. Il semblait qu’après le règne étouffant de Pie XII, on (Jean XXIII) ouvrait enfin les fenêtres… On s’ouvrait au dialogue. »
A partir de ce moment là, il commence la rédaction de ce qu’il appelle son "Journal conciliaire". Bien qu’il craigne la mainmise de la Curie romaine sur le Concile11 et que sa participation ne soit pas effective, il écrit dans son journal :
« Je marche pour que l’Église avance»
une parole qui pourrait paraître prétentieuse s’il ne référait pas cette expression à celle que fait la carmélite Thérèse de Lisieux dans son livre "Histoire d’une âme12".
Dans son "journal" qu’il tient presque jour après jour durant tout le Concile, il note minutieusement tout ce qu’il a vu et entendu : les événements qui s’y sont déroulés, mais surtout les interventions des différents acteurs du Concile (évêques et théologiens) et les siennes propres. Il est parfois féroce et sans pitié à l’égard de certaines personnes quand il estime leurs prestations inconsistantes sinon ridicules, comme le montre ce jugement cinglant qu’il porte sur un cardinal13 :
« Qu’un imbécile, un demi-homme comme le cardinal Giuseppe Pizzardo soit à la tête des services des Universités et séminaires, c’est scandaleux et extrêmement grave… Cet homme là, à la tête du service de la Curie pour les études et la recherche ! Quelle effroyable comédie ! »
mais en même temps, il sait reconnaître la valeur de ceux qui, bien que ne partageant pas ses points de vue, font des interventions qu’il considère dignes d’intérêt.
En septembre 1962, le Père Congar est nommé expert officiel du Concile. A ce titre, il peut assister à toutes les Congrégations (assemblées) de la basilique Saint Pierre et participer - sur invitation - aux travaux des commissions conciliaires.
Le 13 octobre 1962, c’est-à-dire au tout début de la première session du Concile, il note l’importance de l’intervention du cardinal Liénart dans l’Assemblée conciliaire :
« Le geste du cardinal Liénart était d’une grande importance : il décidera largement du déroulement ultérieur du Concile. C’était le premier acte conciliaire… dans le sens d’un acte d’assemblée délibérant et décidant librement. Il marquait la volonté générale des évêques d’examiner, de traiter et de décider eux-mêmes, en écartant l’ombre même du préfabriqué et du discrètement guidé (par la Curie !).
Tel est d’ailleurs, à n’en pas douter, l’esprit du Saint Père qui, absent de corps, est présent d’âme et de cœur à toutes les démarches. »
A compter de ce jour, ajoute t-il, « la collégialité a pris son essor.» Au cours de cette première session qui examine et approuve globalement le schéma sur la liturgie, le Père Congar fait valoir l’importance, au plan ecclésiologique, de la participation active des fidèles dans la liturgie.
Il travaille aussi intensément14 sur les schémas doctrinaux concernant l’Église, la Révélation, l’œcuménisme, le Ministère des prêtres, la Liberté religieuse, l’Activité missionnaire, et rédige plusieurs chapitres de chacun d’eux.
Durant les trois sessions suivantes, le Père Congar est très souvent consulté et fait plusieurs interventions : Au cours du débat sur l’Église, il demande que l’Église - dans le cadre de l’histoire du salut - soit définie comme étant le "Peuple de Dieu" et soit située en continuité avec le "Peuple d’Israël".
Il demande également que l’Assemblée conciliaire se prononce clairement en faveur de la collégialité épiscopale, et aussi que ne soit pas exaltée à l’excès - comme le réclament plusieurs Pères conciliaires15 - la primauté pontificale.
Cinq jours après l’ouverture du Concile, il avait écrit dans son journal :
« Un des résultats du Concile pourrait bien être la naissance d’une collégialité épiscopale mondiale articulée et structurée. »
Toujours au sujet de l’Église, il souhaite que le Concile fasse davantage place à la pauvreté évangélique, car elle doit être au cœur des exigences profondes de la présence de l’Église au monde.
Il demande avec insistance que l’Église catholique, à l’exemple de l’Église orthodoxe, redonne à l’Esprit Saint toute sa place.
Concernant la Révélation, il ne cesse de dire - en phase avec l’Église protestante - que l’écoute de la Parole de Dieu est primordiale. A ce sujet, il fait observer sèchement que dans les textes conciliaires préparatoires :
« la Source n’est pas la Parole de Dieu : c’est l’Église elle-même et même l’Église réduite au pape, ce qui est, dit-il, très grave… tout le travail a été mené comme si les encycliques étaient la source nécessaire et suffisante. »
Il est scandalisé quand certains théologiens lui répliquent :
« La règle de foi n’est pas l’Écriture mais le magistère. Que faites-vous des énoncés pontificaux ? »
Il déplore que les exégètes n’aient pratiquement joué aucun rôle dans le travail sur la Révélation, et que ceux de Jérusalem et de l’École biblique n’aient pas été invités.
A propos de l’œcuménisme, il souligne l’importance de la présence de représentants des autres Églises chrétiennes ; faisant remarquer que ces dernières ont parfois développé des valeurs que l’Église catholique a estompées, sinon négligées. A cet égard, il souhaite non seulement que l’Église catholique adopte les richesses des autres Églises chrétiennes, mais qu’elle s’oriente vers une ecclésiologie de Communion pour que l’Église apparaisse comme une Communion d’Églises. Pour le Père Congar, Unité ne veut pas dire Uniformité.
Rien que les propos ci-dessous qu’il tient sur Luther après le Concile, montrent bien son état d’esprit à l’égard des frères séparés :
« Luther exerça une très grande influence sur mes recherches. Je voyais bien, cela est trop évident, ce qu’on peut reprocher soit à son caractère, soit à sa doctrine, soit au rôle qu’il a joué, sans doute involontairement, dans la terrible division des Églises.
Et cependant, cet homme est un des plus grands génies religieux de toute l’histoire. Je le mets à cet égard sur le même plan que saint Augustin, saint Thomas d’Aquin ou Pascal. D’une certaine manière, il est encore plus grand. Il a repensé tout le christianisme. Il en a donné une nouvelle synthèse, une nouvelle interprétation….
Contrairement à Calvin, qui est davantage un humaniste et un juriste, Luther fut un homme d’Église ; il eut une formation théologique, il connut une expérience spirituelle catholique très profonde. Tout ceci fut traversé et soulevé par une immense énergie créatrice16. »
Au sujet du langage, il fait constater aux Pères conciliaires que l’Église, au cours des siècles - pour se défendre contre les pressions exercées par le pouvoir séculier - s’est forgée peu à peu un langage juridique aux dépens d’un langage pastoral17.
Il lui faut désormais adopter, déclare-t-il, un langage pastoral et missionnaire, non plus en réaction contre le monde, mais en dialogue avec lui.
Parlant de la quatrième session du Concile, le Père Congar note combien il a été heureux de travailler sur le "Décret de l’apostolat des laïcs" avec l’abbé Joseph Cardijn, le fondateur de la J.O.C, qui vient d’être nommé cardinal :
« un grand moment, au point de vue du travail conciliaire, a été la venue du cardinal Joseph Cardijn. »
Dix ans après le Concile, il écrit :
« Le Concile est resté en de nombreuses questions à mi-chemin18. Il a commencé une œuvre qui n’est pas achevée : qu’il s’agisse de la collégialité, du rôle des laïcs19, des missions et même de l’œcuménisme.
Cependant, on ne pouvait pas aller plus loin sans créer de rupture. »
Durant le Concile, il qualifiait d’impatients et de dangereux ceux qui, comme Hans Küng20, voulaient précipiter les changements dans l’Église :
« Moi, je crois profondément aux délais, aux étapes nécessaires. J’ai vu que ma conviction était vraie. J’ai vu aussi tant de chemin fait (par l’Église) en trente ans ! J’ai tellement le sentiment qu’un grand corps comme est l’Église exige un mouvement d’un rythme mesuré. »
A la fin du Concile, quand un pasteur protestant lui demande : « quelle est l’idée essentielle du Concile ? » Yves Congar lui fait cette réponse :
« Je crois que cette idée est le "service". Je crois que cette idée a joué un très grand rôle dans le Concile et qu’elle est restée pour animer les ministères. »
Au début des années 1980, Yves Congar est hospitalisé. Il est atteint depuis longtemps d’une maladie neurologique qu’il a jusqu’alors surmontée21, mais qui à partir de l’année 1984, l’empêche définitivement de travailler.
En 1994, le pape Jean Paul II lui confère le titre de cardinal.
Il meurt quelques mois après, le 22 juin 1995, à l’hôpital militaire des Invalides à Paris.
Pour conclure, citons cette parole que prononce Yves Congar à un petit groupe d’amis en 1963. Elle été le fil conducteur qui l’a guidé durant toute sa vie religieuse :
«  Je ferai une petite confidence, si vous voulez : je crois que s’il fallait dire de quelle parole de l’Écriture, du Seigneur, ou sur quelle devise j’ai construit ma vie… il y en a une que j’ai rarement dite et qui est peut-être la plus profonde ; finalement c’est l’attitude de Jean Baptiste : à savoir que chacun a ce qui lui a été donné et qu’il faut être content de cela22
Chacun a sa vocation et, pour chacun, c’est celle-là qui est la plus belle. Et finalement, c’est évident, si l’on croit que tout est mené et qu’il y a une espèce d’unité, que le Saint Esprit conduit vers un point et fait converger. »
____
1 Le séminaire des Carmes est le séminaire universitaire de l’Institut catholique de Paris.
2 durant lesquelles il s’initie au thomisme.
3 Maison où les jeunes religieux font leurs études de philosophie et de théologie.
4 Après l’expulsion des Congrégations religieuses en 1905, les dominicains de France se réfugient en Belgique près de Tournai dans une ancienne abbaye cistercienne appelée le Saulchoir. En 1939, leur retour en France étant autorisé, les dominicains quittent la Belgique et s’installent à Etiolles près d’Evry, tout en conservant le nom de Saulchoir. Ils y demeurent jusqu’en 1971 pour s’établir au couvent Saint Jacques à Paris (XIIIème).
5 Le Père Marie-Dominique Chenu, dominicain, était régent des études. L’un de ses ouvrages qui proposait une théologie renouvelée sera mis à l’Index en 1942.
6 c’est-à-dire, la possibilité d’un développement de la qualité interne de l’Église du Christ. Pour le Père Congar, la communion avec les autres Églises chrétiennes aura, sans aucun doute, pour mérite d’enrichir qualitativement l’Église catholique.
7 une position qui suscitera les premières critiques de la Curie romaine.
8 Dans ses prédications aux prisonniers de guerre il n’hésite pas à dénoncer les dérives de l’idéologie nazie.
9 à la fin du pontificat du pape Pie XII qui s’est considérablement durci.
10 Au Concile, le Père Congar sera le théologien de Mgr Weber.< br /> 11 d’autant qu’il qualifie d’"étriqué" l’esprit de plusieurs cardinaux de la Curie.< br /> 12 Yves Congar explique que dans cette expression, il a voulu reprendre les mots de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus qui, par obéissance à son infirmière, se forçait, malgré sa maladie, de marcher dans le jardin du Carmel , en disant : « je marche pour un missionnaire ».
13 Pour qu’aucune personne ne soit blessée, le Père Congar aura la délicatesse de demander que son journal ne soit pas publié avant l’an 2000.
14 en dépit d’une maladie très éprouvante, il rencontre la plupart des personnalités ecclésiastiques et voyage beaucoup à travers l’Europe.
15 surtout italiens.
16 Yves Congar, au cours d’une interview :"Une vie pour la vérité"
17 Le Père Congar répète à plusieurs reprises que l’Église d’Occident aurait bien besoin de l’Église d’Orient pour corriger ce qu’il y a de trop juridique dans son langage.
18 « Parmi les limites du Concile Vatican II, reconnaît notamment le Père Congar, on doit citer celle-ci : il n’a pas abordé les questions de l’éthique et donc, ne les a pas renouvelées »
19 A propos des laïcs, le Père Congar aurait voulu qu’ils soient plus nombreux au Concile. C’est par lui qu’une laïque (Suzanne Martineau) est appelée comme consulteur à participer au groupe de travail sur le dialogue œcuménique, en particulier entre anglicans et catholiques.
20 Hans Küng, prêtre et théologien suisse est, au moment du Concile, directeur de l’Institut pour la recherche œcuménique à l’Université de Tübingen.
21 malgré toutes les souffrances qu’il endurait, il a, durant le Concile, fait preuve d’une capacité de travail qui a fait l’admiration de son entourage.
22 C’est avec beaucoup d’humilité que le Père Congar reconnaît à plusieurs reprises que c’est de Dieu qu’il a reçu la mission d’être un théologien qui a joué un rôle déterminant au Concile.

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